Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

18/09/2011

Guido Ceronetti 2/2

Bloc-Notes, 18 septembre / Les Saules 

littérature; essai; livres

Après avoir déjà publié un extrait de La patience du brûlé - dans la rubrique La citation du jour - je vous partage ci-dessous avec beaucoup de plaisir quelques facettes de Guido Ceronetti, glânées au fil d'une lecture jubilatoire:

 

La compassion pour le genre humain, que pourrais-je chercher d'autre? Le destin de l'humanité est en bonnes mains: sanguinaires, crétins, paranoïaques, universitaires, banquiers, tenanciers de tripots, médecins, optimistes, sous-traitants du crime, foreurs, pontifes; ils obéissent tous à un obscur, impénétrable maître. (p. 63)

*

Le livre est une nuit, le lecteur la lanterne, le porteur de lumière. La plupart des livres n'ont pas de belles endormies, ils n'ont pas de secret, ils servent à peu de choses, ils ont un usage limité et pratique; mais quelques-uns abritent le compagnon de la Vallée de l'Ombre; après les avoir lus, on les met là, pour les heures graves, pour les exercices de profondeur, et plus on les manie, plus on en comprend intimement quelque chose, moins on est seul, moins la mort sera dépourvue de mains qui nous orientent, avec sûreté, et qui veillent la peur. (p. 113-114)

*

Aucune musique de grand compositeur (en dehors de l'orgue d'une église) ne peut avoir des effets psychologiques aussi forts, aussi tendres que, parfois, la plus pauvre des chansons, s'il y a la voix, la maison, la rue. La femme qui chante fait toujours partie du mystère érotique, le sien est un appel et une attente, c'est pourquoi il ensorcelle, il donne envie de monter les escaliers à la hâte et d'ouvrir la porte derrière laquelle la voix se cache. Mais nous parlons du passé, aussi bien en Orient qu'en Occident. Elles ont été assassinées et jetées dans des tas d'ordures, comme un butin invendable, les chansons... (p. 165)

*

Un triste voile a recouvert les choses et ce n'est pas l'illusion fugitive d'une âme mélancolique: il y a quelque chose qui ressemble à une baisse d'imprégnation d'amour. On parle de tout d'une autre façon et si l'on n'apprend pas ce langage, notre prise sur le monde diminue. De quelle chose (une fenêtre, une arcade, une figure peinte, une femme, une idée...) parle-t-on encore, poussés par un attachement ému, par la passion de la profondeur, comme si on voulait la caresser en prononçant son nom, en poursuivant dans le langage le secret de sa manifestation? (p.167-168) 

*

La poésie, qui était obscure, est devenue plus obscure encore: elle craint que l'on ne comprenne trop bien qu'à travers elle quelqu'un a aimé, que des lieux et des noms vivants ont brûlé de passion... (p. 168)

* 

Je ne travaille pas, non, je ne fais absolument rien. Des envies de changement je n'en ai pas, je suis bien comme ça. Pour manger, une mouche par jour me suffit, et je pourrais même m'en passer. Je n'ai pas besoin de l'élever ni de l'attraper ni d'attendre qu'elle me tombe dans la bouche par hasard: une amie de la Caritas m'en laisse une chaque jour à sept heures, comme les laitières d'autrefois, vivante, sous un verre, près de ma clavicule. Son bourdonnement désespéré ne me réveille pas puisque je ne dors jamais, bien qu'il me soit facile de faire semblant de dormir, sans faire le moindre mouvement. Ce bourdonnement, au bout d'un moment, me fait pitié, il me rappelle trop les maisons, j'enfile une carte postale sous le verre et la mouche, reconnaissante, entre aussitôt dans ma bouche. Parfois je la reprends, je me la mets dans l'oeil et je la regarde vieillir. Une mouche, entre sept et dix-neuf heures, vieillit tellement qu'on peut la cracher sans la regretter. (p. 272)

*

J'ai aimé le mimosa, l'arbre du mimosa tout entier, dans sa brève floraison, j'aime toujours énormément les chrysanthèmes, que je dois m'acheter, personne ne m'offrirait de chrysanthèmes puisqu'une idée reçue d'une immense stupidité les associe honteusement à la mort et aux cimetières. (p. 276-277)

*

C'est un mal moderne: confier au livre tout ce que l'on a à répandre, en bien et en mal, de médiocre et de sublime. Même les plus crétins sentent la gravité de ce besoin et rêvent de publier, et quand ils y arrivent ils sont ivres comme la recrue qui, après la visite, croit avoir défloré le bordel. (p.337-338)

*

Colorés sont les poètes: Leopardi est rose pâle, Pétrarque blanc, Dante ocre, Montale jaune clairet comme un vin blanc, Campana est rouge et violet, Rimbaud est noir, Baudelaire or, Mallarmé vert et jaune, Valéry vert petit pois, Shakespeare est violet, Eschyle vert, Sophocle jaune, Pétrone est couleur de pourpre, Racine châtain clair... (p. 430)

*

J'ai l'impression d'être un pélerin sans pélerinage, un croisé sans croisade, une coque de bateau ensablé. (p. 452)

Guido Ceronetti, La patience du brûlé / Carnets de voyage 1983-1987 (Albin Michel, 1995)

30/07/2011

Georges Simenon 1/2

9782070766963.gifMichel Lemoine, Simenon - Ecrire l'homme (Coll. Découvertes/Gallimard, 2003)

 

Georges Simenon a réussi cette double gageure de devenir l'un des écrivains les plus populaires de son siècle et d'être considéré par ses contemporains à l'égal des meilleurs, à commencer par André Gide, qui voyait en lui le plus grand peut-être que nous ayons en littérature française aujourd'hui. Son nom est indissociable de celui de Maigret, ce policier des âmes, héros de plus de cent romans et nouvelles. Mais Simenon est aussi l'auteur d'une œuvre purement romanesque, au sein de laquelle il s'est livré à une quête de l'homme prisonnier de sa condition. Tout en suivant au jour le jour la formidable production de ce prodigieux raconteur d'histoires, Michel Lemoine analyse cet univers de la fuite et du drame, où les protagonistes vont au bout d'eux-mêmes. Une introduction idéale à la complexité de l’homme – écrivain, journaliste, reporter, marin, photographe - et de l’œuvre, riche en extraits, documents et illustrations, avec ses prolongements incontournables au cinéma, sous le regard des contemporains de Simenon. Un théâtre d’ombres et de lumières mis en scène avec beaucoup d’originalité.

06:37 Écrit par Claude Amstutz dans Georges Simenon, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

08/07/2011

Christian Bobin

9782070126934.gifChristian Bobin, Les ruines du ciel (Gallimard, 2009)

 

Tandis que le soleil automnal caresse ma fenêtre ouverte et dispense ses rayons bienfaisants, j’éprouve une joie infinie à lire cet artisan rigoureux, discret, d’une intégrité irréprochable, contrepoids heureux à tant de vacuité, de bruit ou de futilité, même – et surtout – en littérature ! Munissez-vous d’une feuille de papier, d’un crayon et consignez les phrases qui sauront illuminer vos prochaines journées. Je vous en partage deux pour le plaisir : Les livres sont la résidence secondaire de l’âme. Quand elle pousse les volets de papier contre le mur, une lumière entre partout dans la pièce. Quelle merveille !

 

également disponible en coll. de poche (Folio/Gallimard, 2011)

06:42 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

07/07/2011

Pascal Quignard

9782020991094.gifPascal Quignard, La barque silencieuse (Seuil, 2009)

 

Comme l’un de ses contemporains – Christian Bobin dans Les ruines du ciel, publié par Gallimard – mais avec un regard différent, l’auteur interroge les anciens, leurs traces dans l’esprit humain, leurs miroirs obscurs dans la civilisation actuelle. Même si sa réflexion trouve un sens dans une nuit parfois ténébreuse ou hostile, il s’en dégage tout de même un sentiment de liberté intérieure à laquelle répond un besoin de silence salvateur. Est libre celui qu’on ne peut contraindre. (…) Est libre l’homme qui n’est pas esclave (…). Est libre celui qui ne demande d’autorisation à personne. Est libre celui qui ne réfère à aucune instance. Tout homme est une citadelle de tyrans qu’il faut faire sauter » Chapeau, Monsieur Quignard !

 

également disponible en édition de poche (Folio/Gallimard, 2011)

08:01 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Pascal Quignard | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

21/05/2011

Jean-Louis Kuffer

9782882411396.gifJean-Louis Kuffer, Les passions partagées - Lectures du monde 1974-1992 (Campiche, 2004)

Tous ceux pour qui un livre est bien plus qu’un outil ou un objet – un compagnon, une présence, un écho du cœur – seront gagnés par ces passions partagées. Vous y croiserez Cingria, Léautaud, Grossman, Nabokov, Ramuz ou encore Dürrenmatt. Bien d’autres encore, à travers ces notes sobres, personnelles, attachantes. Une lecture indispensable pour les candidats libraires ou futurs professeurs de lettres en quête de sens, car sans ces rencontres avec ces écrivains qui ont souvent impregné notre regard sur les êtres et le monde qui nous entoure, sans ce besoin viscéral de transmettre ce qui dans un livre tutoyant l'universel a pu nous inspirer quelques fragments de bonheur inoubliables afin que d'autres s'y abandonnent avec la même ferveur, que resterait-il de la littérature, sinon une impression sournoise de déséquilibre du monde, enfouie dans nos propres décombres?  

02/11/2010

Jocelyne François

Bloc-Notes, 2 novembre / Les Saules

Jocelyne_Francois.jpg

Il arrive que nous oubliions certains êtres parmi ceux qui nous ont été proches. Personne ne sait d'où vient l'oubli. Je n'ai pas oublié René Char. N'avais-je pas écrit à la fin de mon roman "Les Amantes ou tombeau de C": "et que je meure si je l'oublie"? Je suis vivante. Il me reste peu de temps, sept ans seulement, pour atteindre l'âge qu'il avait à sa mort. Ce n'est pas considérable et je vois plus clairement ce que signifient les dernières années d'une vie.

Ainsi commence ce court récit, consacré à sa rencontre avec René Char, par le lien de la poésie - cette fragile, forte et inexplicable passerelle. De ces années passées à Saumane-de-Vaucluse avec son amie Marie-Claire Pichaud et sa fille Dominique, non loin de L’Isle-sur-la-Sorgue - où résidait le poète - Jocelyne François parle avec beaucoup de pudeur, de délicatesse et de clairvoyance de son amitié avec René Char, qui fut immédiate. En lui, elle loua la simplicité, la justesse, la générosité, le naturel; de même l'expression de son visage, son regard, ses mains, sa voix.

Sa pièce de travail, assez petite, abritait une grande table presque entièrement couverte de papiers, de livres, de documents, de courrier reçu ou en partance, mais toujours avec une place vide pour une ou quelques fleurs. Sa bibliothèque tenait dans un meuble modeste où tout était visible, mais par une discrétion qui m'est naturelle envers toutes les bibliothèques, je ne m'en approchais jamais. (...) Le plus souvent nous parlions l'un en face de l'autre, lui derrière sa table et moi assise en biais devant la cheminée, mais parfois il se levait et venait s'asseoir auprès de moi. Lorsqu'il allait chercher un livre pour m'en lire un passage, il se tenait debout contre un angle de la table.

Leurs échanges, qui durèrent huit ans, ressemblaient à un très bon vin que l'on ne se dépêche pas de boire et sur lesquels l'âge ne pèse pas. Puis un jour, peu après le décès de sa soeur préférée, Julia, René Char tenta de transgresser leur belle amitié, et ce fut la fin. Je ne reviendrai plus... 

Demeure, au fil du temps, ce chant de reconnaissance qui ne guérit pas les intimes blessures mais s'élance pourtant vers le ciel, pour cette confiance réciproque qui lui permit de grandir et tout dire, pour la préexistence que permet l'écriture, pour le mouvement assuré de leur rencontre, ce signe étrange venu de très loin et qui conduit à la clarté

Deux passages bouleversants illuminent ces pages d'une sensibilité et d'une douceur à fleur de peau: J'écris à l'orbe de la mort,Jocelyne François parle du décès de sa fille Dominique, ainsi que Trente ans déjà, poème dédié à René Char, à titre posthume.

Jocelyne François a publié plusieurs romans, parmi lesquels Les bonheurs(1970), Les amantes ou tombeau de C (1978 et 1998), Joue-nous Espana (1980 - prix Femina), tous parus aux éditions du Mercure de France et en coll. Folio/Gallimard. Avec Signes d'air (1982), elle se consacre à la poésie : un magnifique recueil qui n'est pas sans rappeler l'univers de René Char - recommandé! - auprès du même éditeur. Enfin, son Journal, constitué à ce jour de trois volumes - Le cahier vert, Une vie d'écrivain et Le solstice d'hiver - couvrant la période 1961 à 2007 mériterait certainement mieux que le timide accueil qui lui fut réservé.  

Jocelyne François, René Char - Vie et mort d'une amitié (La Différence, 2010)

03:47 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Jocelyne François, Littérature francophone, René Char | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

09/09/2010

Jean d'Ormesson

Bloc-Notes, 9 septembre / Les Saules

jean d'ormesson.jpg

Je ne me suis jamais ennuyé avec Jean d'Ormesson, parce qu'il aime la vie, parce qu'il aime le monde et que je partage bon nombre de ses valeurs: l'insolence, l'ironie, la gratitude, l'ordre, l'admiration, la gaieté, le présent, les contradictions de l'existence, les commencements, la Méditerranée, Saint Augustin, Ernst Lubitsch, George Cukor...

Il en parle avec ardeur, passion et humour, souvent: Je mourrai. J'aurais vécu. Je me suis souvent demandé ce que j'avais fait de ma vie. La réponse était assez claire: je l'ai aimée. J'ai beaucoup aimé ce monde. (...) Je sais que j'y ai été heureux. Intarissable, dans son dernier ouvrage, C'est une chose étrange à la fin que le monde, il embarque ses lecteurs pour un formidable tour du monde de la pensée qui s'étend des origines de l'univers à nos jours, croisant la route des philosophes, des religieux, des scientifiques, des bâtisseurs, des conquérants, des écrivains, dans ce labyrinthe du réel qui prétend tout expliquer mais échoue devant le mystère de la vie, de la raison d'être, du sens de tous ces bouillonnements de la création. Sous l'oeil parfois amusé du Vieux - dans son livre - c'est-à-dire Dieu en personne.

Vallée de larmes et de roses - selon sa propre expression - il réserve à la vie des pages éblouissantes: Le présent est une prison sans barreaux, un filet invisible, sans odeur et sans masse, qui nous enveloppe de partout. Il n'a ni apparence ni existence, et nous n'en sortons jamais. Aucun corps, jamais, n'a vécu ailleurs que dans le présent, aucun esprit, jamais, n'a rien pensé qu'au présent. C'est dans le présent que nous nous souvenons du passé, c'est dans le présent que nous nous projetons dans l'avenir. Le présent change tout le temps et il ne cesse jamais d'être là. Et nous en sommes prisonniers. Passagère et précaire, affreusement temporaire, coincée entre un avenir qui l'envahit et un passé qui la ronge, notre vie ne cesse jamais de se dérouler dans un présent éternel - ou quasi éternel - toujours en train de s'évanouir et toujours en train de renaître.

Le Temps, comme dans la plupart de ses écrits, occupe une place prépondérante, mais par une approche à la fois ingénieuse et légère, un style épuré qui se concentre sur l'essentiel de ses interrogations: Tout ce qui est né mourra. Tout ce qui est apparu dans le temps disparaîtra dans le temps. Au commencement des choses, il y a un peu moins de quatorze milliards d'années, il n'y avait que de l'avenir. A la fin de ce monde et du temps, il n'y aura plus que du passé. Toute l'espérance des hommes se sera changée en souvenir. En souvenir pour qui?

Un bon livre, ce Jean d'Ormesson? Le meilleur - à mon avis - depuis C'était bien (Gallimard 2003) car pour paraphraser son auteur, j'en sors changé, bousculé et moins égaré, conscient de ma chance inouïe d'être vivant, de connaître des fragments d'espérance, de bonheur et de confiance.

Pour terminer, une anecdote un peu caustique du Vieux à qui il fait dire: Il n'y a que les Suisses dont j'aurais un peu de mal à raconter quoique ce soit. Ils sont heureux dans leurs montagnes où ils passent leur temps à élever des vaches et des comptes en banque. Dieu est un peu sévère! Cela dit, Jean d'Ormesson se rachète une conduite en citant L'usage du monde de Nicolas Bouvier, que plus jeune, il emportait avec lui...

Jean d'Ormesson, C'est une chose étrange à la fin que le monde (Laffont, 2010)

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Jean d'Ormesson, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

04/03/2010

Marie Billetdoux

Bloc-Notes, 4 mars / Les Saules

265px-Marquise_de_Sévigné.jpg

A 23 ans à peine, libraire débutant et incorrigible romantique, j’ai découvert, le cœur battant, une jeune femme à qui je dois beaucoup : Raphaëlle Billetdoux. Un regard léger, malicieux, espiègle à la surface des choses, heureux contrepoint à mes humeurs mélancoliques et un territoire du coeur en ce temps-là désespérément vide, contrarié, dépourvu de sens. Bien avant d’autres personnages féminins qui m’ont séduit – Les hommes cruels ne courent pas les rues et Vu de l’extérieur écrits par Katherine Pancol – ceux de Jeune fille en silence et de L’ouverture des bras de l’homme ont hanté mes nuits, comme ces fruits préférés qu’on rêve de dévorer sans retenue, alors qu’on retarde au contraire le passage à l’acte pour préserver son trésor, en murmurant tout bas : Et si ces personnages existaient dans la vraie vie…

39 ans plus tard – faites le compte ! – je conserve un souvenir ému de ces moments de lecture, de ces histoires écrites avec un style d’une rare maturité, conquis par ce souffle unique d’indépendance, de liberté, de sensibilité, d’insolence, qui n’a jamais quitté son auteur.

Auréolée de prix littéraires – prix Interallié pour Prends garde à la douceur des choses et prix Renaudot pour Mes nuits sont plus belles que vos jours – elle a choisi plus tard de reprendre son deuxième prénom et publie ainsi, sous le nom de Marie Billetdoux, C’est encore moi qui vous écris.

Je n’ai aucune peine à croire que ce livre soit le plus important de sa vie. L’émotion y est palpable à chaque ligne. Celle des liens du sang, celle des liens du cœur. Elle n’y cache rien de son travail, de ses amours, de sa famille, de ses désillusions. Toute sa vie de 1968 à 2008 y danse dans la crudité de la lumière, instants saisis à vif, parfois bouleversants (la mort de son père le dramaturge François Billetdoux, celle de son mari le journaliste politique Paul Guilbert, l’attachement à son fils Augustin), souvent agaçants (les démêlés avec ses éditeurs, ses difficultés économiques d’écrivain) voire insupportables (ses diverses assignations en justice, ses respirations dans la jet-set) mais cet écrit intime soulève surtout une question essentielle : Au nom d’un souci de vérité, même animé des intentions les plus sincères, peut-on ou doit-on tout dire, tout exposer, tout divulguer ? Au risque de blesser, de trahir, de juger.

Je veux bien sûr parler des autres dont il est question sans fard au fil des années qui défilent sous nos yeux. Je crois pour ma part que l’intime – particulièrement à découvert dans les correspondances - doit rester à sa place, au secret, sur ce vitrail de l'âme et du coeur que seules les personnes concernées sont capables de déchiffrer. N’est pas Madame de Sévigné qui veut, dont les lettres, au passage, n’ont pas vu le jour de son vivant…

Enfin, à la place du lecteur – oublions les professionnels du livre, les chroniqueurs littéraires, les admirateurs inconditionnels ou les amis – j’aurais préféré un nouveau roman surprenant, magnifique, audacieux comme elle seule sait le faire, plutôt que ces 1482 pages composées de lettres, d’articles de presse, d’extraits de son journal intime qui souvent, malgré sa sensibilité à fleur de peau et ses talents d’écrivain, laissent de marbre, parce que leur histoire au contraire de ses personnages de fiction, rarement croise la nôtre.

Son directeur littéraire, Jean-Marc Roberts, nous dit que ce journal épistolaire est un livre extrême, une entreprise folle. Fallait-il pour autant le publier ? Par respect pour Raphaëlle/Marie Billetdoux, je me garderai bien de répondre, préférant me tourner vers ses romans inoubliables remis à l’honneur en ces circonstances, pour le bonheur de tous.

Marie Billetdoux, C'est encore moi qui vous écris: 1968-2008 (Stock, 2010)

illustration: portrait de Madame de Sévigné, par Claude Lefèbvre

07:12 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |